10

Nom Anor oublia ses démangeaisons en pénétrant dans le Grand Hall des Confluences derrière son supérieur, le Haut Préfet Yoog Skell. Le Hall était magnifique, très large à une extrémité – quatre immenses portes permettaient l’entrée des membres les plus élevés des quatre castes dominantes –, plus étroit à l’autre. La salle était en trompe-l’œil, conçue pour que les regards soient attirés vers un point de fuite artificiel au niveau duquel se trouvait le trône du Seigneur Suprême.

Les murs étaient en marbre chitineux, aux ramures noires et blanches, des colonnes en ossements blanchis soutenaient le toit et des coraux pâles étaient entrelacés par-dessus les arches du plafond. Le hall était plan mais les basals dovins, qui fournissaient à la salle sa gravité artificielle, avaient été légèrement modifiés afin de créer une sensation de pente ascendante au fur et à mesure qu’on s’approchait du trône du Seigneur Suprême, laissant supposer que celui-ci était assis au sommet d’une colline et que les autres personnes présentes dans la pièce se tenaient en contrebas.

A la croisée de tous les regards se trouvait le plus grand Yuuzhan Vong que Nom Anor ait jamais eu l’occasion de rencontrer. C’était un géant même au milieu des plus massifs soldats. Shimrra était assis en silence sur un trône de corail yorik rouge sang. De la masse principale du siège jaillissaient pointes et piquants comme pour repousser les ennemis éventuels du seigneur. La tenue de cérémonie de celui-ci était très sombre, mélange de noir et de gris. Les pièces grises étaient en cuir, créées à partir de la peau remarquablement préservée de Steng qui, dans un lointain passé, avait perdu les Guerres Cremleviennes face à Yo’gand, premier Seigneur Suprême des Yuuzhan Vong. La tête massive de Shimrra était tellement couverte de cicatrices, coupures, tatouages et scarifications rituelles qu’il était difficile de dire si, sous cette impressionnante collection de blessures à peine soignées, il possédait encore un visage. Mais une intelligence féroce et aiguisée se discernait derrière les implants étincelants de mqaaq’it qui ornaient ses orbites et dont la couleur changeait au fur et à mesure que les dignitaires pénétraient dans la salle.

Accroupie aux pieds de Shimrra se trouvait une silhouette décharnée, vêtue de haillons bâillant sur ses chairs flasques. Ses lèvres étaient retroussées sur un unique croc jaunâtre. Son crâne était déformé, un de ses lobes avait été enfoncé. C’était Onimi, familier de Shimrra.

Les dignitaires « remontèrent » lentement vers Shimrra et prirent les places qui leur étaient allouées. Chacune des quatre castes se trouvait à la même distance du trône. Shimrra les dominait. Il ne s’agissait pas d’une illusion d’optique renforcée par la gravité artificielle, le Seigneur Suprême était énorme. Les nouveaux venus s’inclinèrent humblement et une voix puissante entonna un salut.

— Ai’tanna Shimrra khotte Yun’o ! Longue vie à Shimrra, élu des dieux !

Un grondement sourd s’éleva du trône. Nom Anor ne parvenait pas à voir les lèvres de Shimrra bouger pendant qu’il parlait.

— Que les membres du Grand Conseil s’asseyent.

Les dignitaires redressèrent le torse et gagnèrent leurs sièges, spécialement adaptés à la gravité modifiée de la salle. Nom Anor se redressa également, mais demeura debout. En présence du Seigneur Suprême, il n’avait pas droit à un siège. Il aperçut de l’autre côté de la pièce, debout lui aussi, le Prêtre Harrar, avec qui il avait déjà connu plusieurs sérieuses déconvenues. Harrar ne sembla pas le reconnaître. Parfait, songea Nom Anor, autant oublier tout cela pour le moment…

L’Exécuteur changea de position, luttant contre la gravité qui l’obligeait à se tenir penché sur la droite. Le mouvement réveilla ses démangeaisons. Nom Anor serra les dents pour résister à la douleur. L’irritation avait gagné son estomac et s’étendait jusque sous l’une de ses aisselles. Ses doigts se tordirent, animés par l’irrépressible envie de se gratter, mais il se força à ne pas bouger.

Onimi l’Humilié se leva.

— Grands seigneurs, commença-t-il,

Dont les plans si ingénieux

Ont installé les nôtres sous de si cléments cieux

J’espère que vous ne prendrez pas pour crime

Le fait que je m’adresse à vous en rimes.

Onimi marqua une pause, attendant une réponse. Ses yeux dépareillés scrutèrent l’assemblée. Il semblait douteux que quelqu’un s’avise d’émettre la moindre objection. Le statut de Shimrra en tant que Seigneur Suprême était indiscutable. Une marque de son pouvoir était qu’il avait adopté un Humilié – un être grotesque, difforme, rejeté par les dieux – comme familier. Shimrra autorisait à celui-ci d’extraordinaires libertés. Il appréciait apparemment ses facéties et l’inconfort qu’elles causaient chez ses interlocuteurs.

Après la pause, Onimi leva les bras et exécuta un tourbillon sur lui-même comme pour bien exposer les haillons qu’il portait.

— Permettez-moi de réciter une ode,

A ces parures de dernière mode.

Comme mon seigneur, je me réjouis,

D’avoir la peau de mes ennemis.

Nom Anor fut alors stupéfait de constater que les haillons d’Onimi étaient constitués de vestiges d’uniformes de la Nouvelle République, récupérés sur des victimes tombées à Coruscant. A en juger par le nombre de hoquets interloqués poussés dans l’assistance, l’Exécuteur comprit qu’il n’avait pas été le seul à faire cette constatation.

Onimi continua ses bouffonneries, enchaînant quelques pirouettes devant le Grand Prêtre Jakan. Celui-ci émit un sifflement rageur et fit un pas en arrière pour éviter que le tourbillon de haillons ne le contamine. Les Humiliés avaient été rejetés par les dieux eux-mêmes, condamnés à un mépris et à une haine bien mérités.

— Assez !

Ce simple mot, ayant retenti dans la gorge de Shimrra, suffit à faire taire Onimi. Le regard de l’Humilié se teinta de terreur.

— A ta place, créature, gronda Shimrra. Cette réunion est déjà bien assez longue et la plaisanterie a assez duré.

Le familier du Seigneur Suprême se courba pour s’excuser, rejoignit le trône en traînant les pieds et se laissa tomber comme un sac d’os aux pieds de son maître. La tête de Shimrra se tourna lentement à gauche et à droite pour observer l’assistance.

Puis Shimrra pencha son énorme corps en direction de Tsavong Lah.

— J’aimerais discuter du déroulement des combats. Qu’as-tu à me dire, Maître de Guerre ?

Tsavong Lah serra le poing et l’abattit violemment sur l’accoudoir de son fauteuil.

— Je ne dirai qu’un mot, et ce mot est victoire ! (La délégation qui accompagnait Tsavong Lah émit un grondement approbateur.) La capitale ennemie est à nous, continua-t-il. Et vous venez officiellement d’en prendre possession ! Notre invasion de Yuuzhan’tar a été suivie par notre victoire à Borleias ! La flotte du Suprême Commandeur Nas Choka domine l’espace Hutt. A l’exception de l’infortuné Komm Karsh, toutes nos forces sont victorieuses partout où elles se trouvent.

Onimi, aux pieds du Seigneur Suprême, émit un petit ricanement qui résonna étrangement dans le hall caverneux. Le Maître de Guerre dévoila ses dents. Shimrra adressa un grognement de reproche à Onimi pour le corriger de son impudence, puis reposa les yeux sur Tsavong Lah.

— Onimi vient peut-être des bas-fonds, dit-il, mais il n’a pas tout à fait tort. Ta tentative de capturer Jaina Solo sur Hapes s’est soldée par un échec complet.

N’ayant pas d’autre choix que de reconnaître son erreur, Tsavong Lah baissa la tête.

— Je le confesse.

— Et les pertes endurées pendant l’invasion de Yuuzhan’tar ont été énormes. Les deux premières vagues ont été balayées et la troisième, bien que victorieuse, a été en partie décimée. Quant à Borleias, il s’agit d’une victoire fort coûteuse. A mon avis, bien plus coûteuse que ne le vaut réellement cette planète. Ton père y a trouvé la mort. La défaite de Komm Karsh représente également une perte importante en vies et en matériel. Je ne suis pas aussi clément que mon prédécesseur…

Une lueur fanatique étincela dans le regard de Tsavong Lah.

— Si c’est nécessaire, nous sacrifierons ces vies, et plus encore ! tonna-t-il. La vie est moins que rien ! Que vaut l’existence d’un soldat comparée à la gloire des Yuuzhan Vong ?

La réponse de Shimrra fut brusque.

— Je ne parle pas de la gloire de tes guerriers ou de leur volonté de se sacrifier ! Le problème n’est pas là !

— J’implore le pardon du Seigneur Suprême, dit Tsavong Lah. Mais je ne comprends pas…

— Ne me prends pas pour un imbécile ! aboya Shimrra en tendant un doigt vers Tsavong Lah. Tu as remporté ces victoires en envoyant tes troupes escalader un rempart constitué de nos propres morts ! Comment espères-tu remplacer tous ces disparus ?

Nom Anor se réjouit de voir le Maître de Guerre se faire ainsi tancer par Shimrra pour ses erreurs. Tsavong Lah et lui s’étaient heurtés à maintes reprises par le passé et il était plaisant d’assister à l’humiliation du soldat devant ses rivaux.

— Monseigneur… Je… (Le Maître de Guerre semblait perdu.) J’ai rempli nos objectifs principaux. Je vous ai donné la capitale…

— Nous pouvons cultiver d’autres vaisseaux de guerre, mais les guerriers, eux, doivent être élevés, dit Shimrra. Il nous faudra l’équivalent d’une génération, voire plus, pour que nos forces redeviennent ce qu’elles étaient. De plus, nous avons à présent beaucoup de planètes à défendre.

— Je vous donnerai d’autres victoires ! s’exclama Tsavong Lah. Les infidèles sont en déroute ! Si nous remportons d’autres succès, ils abandonneront définitivement la partie !

Le Maître de Guerre fut interrompu par un autre ricanement d’Onimi.

— Le Maître de Guerre n’écoute pas ! Il a besoin d’une nouvelle paire d’oreilles, à moins qu’il ne faille remplacer l’organe qu’il a entre les oreilles.

Un sifflement rageur s’échappa de la gorge de Tsavong Lah et le Maître de Guerre foudroya Onimi du regard.

— Assez !

Encore une fois, un seul mot de Shimrra mit fin à l’échange. Le Seigneur Suprême n’avait guère élevé la voix, mais l’acoustique admirable de la salle avait transporté son ordre jusque dans les recoins les plus éloignés. Des chuchotements parcoururent l’assistance. Tsavong Lah, regrettant visiblement ses propos, inclina respectueusement la tête devant son supérieur.

Le Seigneur Suprême reprit la parole.

— Tu proposes de poursuivre nos ennemis. J’ai étudié les effectifs de nos forces. Nous ne disposons pas d’un nombre suffisant de soldats pour prolonger l’offensive et protéger ce que nous avons déjà conquis.

— Monseigneur, répondit Tsavong Lah la tête toujours baissée, avec tout le respect que je vous dois… Nous pourchassons un ennemi brisé. Il ne faut s’attendre à rien d’autre qu’un glorieux massacre susceptible d’apporter splendeur et respect à votre nom.

— L’ennemi qui a éliminé la flotte de Komm Karsh ne me paraît guère brisé, rétorqua Shimrra d’un ton glacial. Et puis-je rappeler au Maître de Guerre que la flotte de Komm Karsh était notre seule et unique réserve stratégique ? A partir de maintenant, déplacer des guerriers pour renforcer une unité ne fera qu’en affaiblir une autre.

Tsavong Lah n’eut rien à répondre. Ses yeux demeurèrent fixés sur le sol.

— Nos forces vont s’abstenir de toute offensive pour le moment, dit Shimrra. Nous reprendrons nos actions de conquête dès que nous aurons trouvé un moyen d’affecter un plus grand nombre de guerriers sur les champs de bataille.

— Comme vous le souhaitez, Ô Suprême, dit Tsavong Lah d’une voix à peine audible.

— Oui, je le souhaite. (Le regard de Shimrra se détourna du Maître de Guerre et embrassa l’assemblée.) La plupart de nos guerriers sont affectés à des garnisons en mission de pacification, très loin du front. Je souhaite en disposer pour les combats contre les infidèles. (Ses yeux cherchèrent la délégation de laborantins qui avait gardé le silence jusqu’à présent.) J’ai besoin que vous créiez d’autres guerriers.

Ch’Gang Hool, maître du Domaine Hool, un clan de laborantins, répondit rapidement.

— Le Seigneur Suprême fait-il référence aux implants de corail ?

— Oui, les captifs devront être équipés d’un implant qui leur permettra de recevoir les ordres d’un yammosk. Ils seront ensuite placés sous la tutelle de soldats. (Shimrra se tourna de nouveau vers Tsavong Lah.) Tu disposeras ainsi de forces plus importantes contre les infidèles.

— Je vous en suis reconnaissant, O Grand Elu des dieux.

Nom Anor ne put s’empêcher de remarquer que cette gratitude ne semblait guère sincère.

— Si ces nouveaux guerriers ne sont pas gaspillés, dit Shimrra d’un ton mordant, cela devrait nous permettre de pallier ce problème à court terme. Afin de compenser nos pertes sur le long terme, j’ordonne la chose suivante : tous les guerriers seront obligés de s’accoupler dès l’âge de seize ans – avant, si possible. Si un guerrier ou une guerrière ne se trouve pas de compagnon ou de compagne, alors son supérieur lui en désignera un ou une d’office parmi ceux ou celles disponibles. Après quoi, des récompenses et des primes seront accordées à ceux qui produiront des enfants.

Tsavong Lah s’inclina de nouveau.

— Comme vous le souhaitez, Ô Suprême.

— Rien ne sera comme je le souhaite si nous continuons ainsi à perdre des batailles, lui rappela Shimrra. L’ennemi a développé de nouvelles tactiques, ce qui lui permet de remporter des victoires. J’exige un rapport complet sur la situation.

Tsavong Lah releva enfin la tête.

— Les infidèles ont découvert un moyen d’utiliser une machine pour brouiller les signaux envoyés à nos unités par les yammosks. Nos unités ont donc été obligées d’opérer indépendamment, sans aucune directive stratégique.

— Une solution ? demanda promptement Shimrra.

Le Maître de Guerre hésita.

— Nous n’en avons pas encore trouvé, Ô Suprême. Nous sommes… Nous sommes en train de discuter du problème… (Il hésita de nouveau.) Un tel développement est sans précédent dans notre histoire et…

— Et tu es déconcerté, dit Shimrra.

Le Maître de Guerre inclina la tête encore une fois. Nom Anor faillit en trépigner de joie.

— Je l’avoue, dit Tsavong Lah. Je vous offre ma vie en contrepartie.

Shimrra se tourna vers les laborantins.

— La caste des laborantins aurait-elle une suggestion à formuler ?

Cette fois-ci, l’intervention de Ch’Gang Hool ne fut pas aussi assurée que précédemment.

— Nous pourrions tenter de créer des yammosks qui pourraient fonctionner en dépit de l’influence de ces maudites machines. Mais il serait plus utile que nous disposions d’une meilleure compréhension de la dimension technique du problème. Est-ce que… (Il hésita à prononcer le mot si honni.) Est-ce que l’une de ces machines a été saisie ?

— Non, répondit Tsavong Lah. Nous ne saisissons pas les machines, nous les détruisons.

— Et ils disposent également d’autres types de machine, n’est-ce pas ? demanda le Seigneur Suprême. Un système qui oblige nos vaisseaux à se viser mutuellement, c’est cela ?

— C’est la cause d’une grande infortune, dit Tsavong Lah. Les infidèles ont développé des machines qui s’accrochent à nos appareils, comme un grutchin s’accroche à son adversaire, et qui envoient des signaux les identifiant comme des ennemis. Nos vaisseaux, si loyaux, les détectent comme tels et ouvrent le feu. (Son visage se durcit.) L’ennemi nous insulte, employant des machines qui renvoient aux méthodes de Yun-Harla, déesse de la supercherie.

— Il ne nous insultent pas, ils insultent les dieux ! cria le Grand Prêtre Jakan. Blasphème ! Infidèles ! Capturons les responsables, que leur agonie soit éternelle !

Le Seigneur Suprême fit un geste vers le prêtre.

— Pas maintenant, Seigneur Prêtre. (Jakan se tut. Shimrra se pencha vers Tsavong Lah.) Ces engins de duperie sont capables de pénétrer les défenses de nos appareils ?

— Pas plus qu’un missile traditionnel. Mais les infidèles emploient la traîtrise et la surprise. Ils se sont emparés de l’une de nos frégates. Ce vaisseau prétend être des nôtres jusqu’au moment où il décoche ses missiles obligeant nos appareils à se retourner les uns contre les autres. La frégate capturée profite alors de la confusion pour s’enfuir.

Shimrra demeura silencieux pendant un long moment avant de déclarer :

— Combien de fois t’es-tu laissé berner par cette supercherie ?

— Une seule fois, Ô Suprême. Sur Hapes, la première fois que la tactique a été employée. Komm Karsh, lui, fut fatalement dupé à Obroa-skai. Mais il ignorait tout de cette tactique.

— La solution est élémentaire. Vous allez développer un signal de reconnaissance pour nos frégates alliées. Si un appareil manque de répondre à ce signal, tous les éléments de la Flotte auront alors pour consigne de le considérer comme un adversaire.

— J’ai déjà mis en route une telle réforme, répondit le Maître de Guerre.

— Bien, fais-en ta plus grande priorité, dit Shimrra. Nous devons restaurer la supériorité de nos forces.

— Il en sera comme vous le souhaitez, Ô Suprême.

Shimrra s’adressa alors à Yoog Skell.

— Que le Haut Préfet nous informe des dispositions, forces et intentions des infidèles.

Yoog Skell s’inclina devant le Seigneur Suprême et présenta un résumé des dernières informations provenant de diverses sources au sein de la Nouvelle République. Malheureusement, le résumé n’était pas aussi complet qu’il aurait pu l’être. Plusieurs agents Yuuzhan Vong essentiels, infiltrés au sein des lignes ennemies, avaient été tués ou neutralisés. Le Sénateur Viqi Shesh, aujourd’hui disparu, faisait cruellement défaut.

Le gouvernement ennemi, rapporta Yoog Skell, s’était installé sur Mon Calamari, planète de la Bordure Extérieure. Rien ne laissait supposer qu’il avait l’intention d’y rester. L’assemblée n’avait pas encore choisi de chef, mais un humain appelé Fyor Rodan était un candidat possible. Il y avait aussi un Quarren appelé Pwœ. Il s’était lui-même proclamé Chef de l’Etat après la chute de Coruscant, mais, apparemment, de moins en moins d’officiels de la Nouvelle République semblaient prêts à obéir à ses ordres. L’Armée Républicaine paraissait désorganisée depuis la chute de la capitale. Elle n’avait pas entrepris d’opération importante depuis Borleias et ne semblait pas sur le point de le faire. Des délégués de plusieurs planètes s’étaient présentés aux Yuuzhan Vong, proposant reddition ou neutralité. Il était difficile de déterminer, dans les conditions actuelles, si leurs intentions étaient sincères ou non. Ce qui impliquait également qu’il était difficile de deviner si leur démarche était officielle ou non.

Les chefs des Brigades de Paix, des infidèles collaborant avec les Yuuzhan Vong, avaient établi leur quartier général sur Ylesia. Ils commençaient à rassembler une flotte, mais leur équipement provenait d’une telle quantité de sources qu’ils avaient du mal à lui conférer un semblant d’unité. Les cadres Yuuzhan Vong faisaient cependant tout leur possible pour y remédier.

Pendant que Yoog Skell parlait, Nom Anor tentait désespérément de rester calme. La démangeaison paraissait avoir enflammé toute la surface de sa peau. Il se força à ne pas bouger. Toujours debout derrière son chef, il remarqua que Yoog Skell avait subrepticement glissé ses mains sous la table pour se gratter les jambes. Le stress causé par son rapport au Seigneur Suprême l’avait obligé à succomber à la tentation de se soulager. Nom Anor aurait tellement aimé, lui aussi, pouvoir succomber à cette tentation…

Après le discours de Yoog Skell, il y eut un moment de silence puis Shimrra prit la parole.

— Ce Fyor Rodan, dit-il, ce Cal Omas : sait-on si ces deux personnes sont en faveur de la guerre ou de la soumission ?

— Ô Suprême, pour ce sujet, je préfère passer la parole à mon subalterne, Nom Anor, dit Yoog Skell. C’est un spécialiste des infidèles, il a vécu parmi eux pendant un très grand nombre d’années.

Le regard arc-en-ciel de Shimrra se releva vers Nom Anor et celui-ci sentit un frisson de terreur lui parcourir l’échine. Il perçut la présence de Shimrra, les pouvoirs que lui avaient conférés les dieux, et tout cela pesa grandement sur sa poitrine. Il en oublia même les démangeaisons.

— Ô Suprême, commença-t-il heureux de ne pas balbutier, d’après l’analyse fournie par notre agent Viqi Shesh, Fyor Rodan faisait partie des proches de Borsk Fey’lya. Il lui est arrivé cependant de présenter des signes d’indépendance. Sa seule position ferme concerne les Jedi, auxquels il est fermement opposé. D’après ce que je sais, il n’a exprimé aucune opinion à propos de la guerre ou de la paix. Pas plus que Cal Omas, d’ailleurs, qui, de son côté, ne cache pas qu’il soutient les Jedi.

Nom Anor regretta, au moment où les paroles sortaient de sa bouche, d’avoir mentionné les Jedi. Cela ne pouvait que rappeler à Shimrra toutes les erreurs commises sur le terrain par l’Exécuteur. Mais Shimrra, au grand soulagement de l’intendant, suivait apparemment le fil d’une autre pensée.

— Ce Fey’lya a-t-il puni Rodan ou Omas pour leurs désirs d’indépendance ?

— Non, pas que je sache, Ô Suprême.

— Fey’lya était un faible, réfléchit Shimrra à voix haute. Il mérite à peine la mort honorable que nous lui avons donnée.

— Ô Suprême, dit Nom Anor, les citoyens de la Nouvelle République ont du mal à comprendre la hiérarchie et les devoirs dus à un supérieur. Ils croient qu’une certaine indépendance d’esprit est autorisée. L’attitude de Borsk Fey’lya ne constitue pas une exception.

Shimrra analysa mentalement la remarque, puis hocha la tête.

— L’une de nos grandes missions sera alors d’enseigner à ces créatures le véritable sens du mot « soumission ».

Nom Anor s’inclina.

— Sans aucun doute, Ô Suprême.

— Je souhaite qu’on se débarrasse de ce Cal Omas. Que tes agents organisent un assassinat.

Nom Anor hésita.

— Je dispose de peu d’agents sur Mon Calamari, dit-il. Nous…

Les yeux de Shimrra étincelèrent de façon menaçante. Nom Anor, obéissant, croisa ses bras et s’inclina.

— Il en sera comme vous le souhaitez, Ô Suprême.

Le Seigneur Suprême posa les questions suivantes sur un ton si calme que Nom Anor en fut surpris.

— Nous allons faire découvrir la gloire de nos dieux à la Nouvelle République. Mais qu’allons-nous apprendre à ces Jeedai ? Et, ce qui me paraît essentiel, que nous ont-ils appris, eux ?

A l’évocation des Jedi, la peur paralysa la langue de Nom Anor mais, après un bref conflit interne, il parvint à formuler une réponse qui, dans son esprit perturbé, lui parut satisfaisante.

— Nous leur enseignerons comment ils peuvent contribuer à la gloire des Yuuzhan Vong en se laissant exterminer ! Ce qu’ils nous ont appris ? C’est que la trahison est sans limites et qu’il faut y répondre par le sang et la mort.

Il entendit un grondement approbateur s’élever des rangs des soldats et de quelques membres de la délégation des intendants. Shimrra, lui, conserva le silence. Nom Anor sentit les yeux du Seigneur Suprême se poser sur lui, il perçut à nouveau la présence de Shimrra forcer son esprit. Il eut l’impression que ses propres pensées étaient devenues transparentes, complètement exposées à la puissance inquisitrice du cerveau du Seigneur Suprême. Encore une fois, Nom Anor sentit la peur l’envahir.

— Et qui est responsable, demanda Shimrra d’une voix si calme qu’elle en paraissait encore plus menaçante, du fiasco survenu au Puits du Cerveau Monde ?

Nom Anor, emporté dans un torrent de panique aveugle, lutta pour remonter à la surface.

— Monseigneur, dit-il, je ne suis pas totalement innocent, mais je vous supplie de vous souvenir que j’agissais sous l’autorité du Maître de Guerre Tsavong Lah.

Le Maître de Guerre se raidit et ne répondit rien.

Nom Anor combattit ses propres terreurs, comprenant alors que les autres membres de l’assistance étaient prêts à le sacrifier.

— Nous avons tous sous-estimé la trahison des Jedi, Ô Suprême, dit-il. Nous avons tous été dupés par cette créature, cette Vergere. Moi le premier.

Shimrra posa sur Nom Anor un regard sinistre.

— Des milliers de témoins ont assisté à ce désastre, dit-il. L’un des Jeedai, leur avait-on dit, avait été converti, par l’Etreinte de la Douleur, à la Voie de la Vérité. Il était prétendument prêt à sacrifier l’un de ses semblables au Puits et ainsi offrir sa mort aux dieux. Et qu’ont-ils vu au lieu de cela ? Les grandes portes leur ont été fermées au nez et notre soi-disant Jeedai dompté s’est échappé pendant que la victime potentielle tenait tête à une armée entière, grâce à ce sabre spécial Jeedai qui aurait dû lui être confisqué.

— Le Cerveau Monde était en danger ! cria Ch’Gang Hool. Le Jeedai aurait pu détruire notre dernier dhuryam, comme il a détruit tous les autres !

— Cette catastrophe nous a conduits à l’hérésie ! annonça le Prêtre Jakan. Des milliers de personnes se sont mises à douter de la sagesse de leurs supérieurs et de l’existence même des dieux !

Les yeux de Shimrra se posèrent à nouveau sur Nom Anor.

— Hérésie. Doute. Danger pour le dhuryam sur lequel reposent tous nos plans de nouveau monde. Preuve de l’héroïsme du Jeedai, livrant combat dans notre propre capitale, sous les yeux de milliers de sujets. Alors, dis-moi, Exécuteur, tu veux nous faire croire que tout ceci est la cause de cette petite chose ailée, cette Vergere ?

La vision de Nom Anor commença à s’obscurcir. Il eut l’impression que son âme était pressée par une impitoyable main gantée de velours. Il tenta de recouvrer son souffle et formula une défense.

— Ô Suprême, parvint-il à dire, aucun d’entre nous n’a jamais fait totalement confiance à cette Vergere. Toutes ses rencontres avec le Jedi captif ont été supervisées. Rien de séditieux ne s’est produit entre eux. Ses explications à propos de son comportement sont plausibles. Elle a prouvé sa loyauté à maintes reprises. C’est elle qui a dirigé, par trois fois, la capture de Jacen Solo. Lorsque le Jedi a été torturé, ses réactions physiques ont été suivies. Nous avons la preuve qu’il apprenait réellement l’Etreinte de la Douleur comme un véritable Yuuzhan Vong ! Lorsqu’il a émis le désir de proclamer la Doctrine de la Vérité en sacrifiant un autre Jedi, qu’il avait capturé en personne, aucun d’entre nous n’a douté de lui.

— Et l’importance du sacrifice des jumeaux ? demanda Shimrra. Cette idée qui dit que Jacen Solo ne devrait pas être sacrifié immédiatement, qu’il devrait uniquement l’être en même temps que sa sœur, ça vient de qui ?

— Vergere, répondit Nom Anor.

Il sentit la présence du Seigneur Suprême presser à nouveau son esprit, écraser ses pensées. Tout ce qu’il parvenait à distinguer, c’étaient les yeux étincelants et impitoyables de Shimrra. C’est comme l'Etreinte de la Douleur, songea-t-il, me torture mentale exécutée par un yammosk. Dans cette épouvantable souffrance, il s’accrocha à un nom et à un seul.

— Vergere ! cria-t-il. Vergere ! Tout est de la faute de Vergere !

— Ô Suprême, dit une autre voix…

Dans les brumes de la torture et de la terreur, Nom Anor reconnut la voix du Prêtre Harrar. Un autre traître, pensa-t-il, prêt à faire broyer mes os sous le poids de la responsabilité…

— J’étais présent, Ô Suprême, dit Harrar. L’idée du sacrifice des jumeaux était en partie de moi, mais elle émanait également de Khalee Lah et de Vergere. Je confesse avoir été dupé. La vérité, c’est que Vergere nous a trompés car aucune de ses actions ne semblait révéler le moindre indice de trahison. Pourquoi a-t-elle participé à la capture de Jacen, pas une fois mais trois ? Elle a eu de nombreuses occasions de l’aider mais n’a pas choisi de le faire. Pourquoi a-t-elle participé aux séances de torture ? Pourquoi l’a-t-elle manipulé – ou bien simulé le manipuler – pour notre compte ? J’en conclus, termina Harrar, que si Vergere n’est pas loyale envers les Yuuzhan Vong, il n’y a aucune raison pour qu’elle soit loyale envers les infidèles.

Nom Anor retrouva son souffle, sentant la pression mentale se relâcher. Par son seul œil valide entrouvert, il devina Harrar, debout au milieu de la délégation du Grand Prêtre Jakan. Ce dernier ne semblait guère enchanté par la confession de son subalterne. Jusqu’à présent, le collège des prêtres avait réussi à échapper aux accusations dans la recherche d’hypothétiques responsables de la catastrophe. Et voilà que Harrar était en train d’attirer une attention guère désirée sur les membres de sa caste.

Nom Anor éprouva alors une immense gratitude pour Harrar. Le prêtre venait de lui sauver la vie. Le Maître de Guerre, d’un autre côté, dévisageait l’Exécuteur, comme sur le point de lui sauter à la gorge.

Pendant que Nom Anor retrouvait péniblement ses esprits, Shimrra interrogea Harrar et le Maître de Guerre. Finalement, le Seigneur Suprême se coula contre le dossier de son trône, disparaissant presque derrière la forêt de piquants.

— Intéressant, dit-il. Pendant cinquante ans, cette Vergere a vécu parmi nous et personne n’est parvenu à déceler sa véritable nature. Pendant cinquante ans, elle nous a étudiés, elle a appris nos méthodes et a pu préparer sa trahison. (Il se pencha en avant et se tourna vers Jakan.) Prêtre ! tonna-t-il. Cette créature ne serait-elle pas la vraie incarnation de Yun-Harla, déesse de la Supercherie ?

Les bajoues du prêtre tressaillirent sous le coup de l’outrage, mais il répondit d’une voix ferme :

— Jamais de la vie ! Je pense plutôt que Vergere est une incarnation du mal !

— Est-elle un Jeedai ? demanda quelqu’un dans l’assistance.

— Impossible ! dit Harrar. Les Jeedai puisent leurs talents de quelque chose qu’ils appellent « la Force », et son utilisation peut être détectée par un yammosk. Si Vergere était un Jeedai, nous l’aurions certainement découvert.

— Jeedai ou pas, je me pose des questions à son sujet, dit Shimrra dont la voix grave laissait entendre qu’il méditait tout en parlant. Après tout, une telle supercherie, pendant une aussi longue période, ça relève presque du chef-d’œuvre. (Il regarda Onimi.) N’est-elle pas digne de notre admiration, pour avoir ainsi réussi à duper autant de monde pendant si longtemps ?

Il donna un coup de pied à Onimi. Celui-ci, stupéfait, releva les yeux et commença à gazouiller :

Hors du Puits monde, et par-delà les airs,

Disparaît la menteuse, la traîtresse Vergere.

 

Et puis, adressant un regard servile à son maître, Onimi ajouta malicieusement :

 

Mais certains compagnons, au cœur plus loyal,

Partageront en amis votre trône royal.

Entendant cela, Shimrra éclata de rire. Il repoussa à nouveau Onimi du pied, obligeant le familier à s’asseoir une marche plus bas.

— Tiens, Onimi, dit-il. Tu peux partager mon trône de là où tu es !

Onimi posa sa main en visière sur son front et observa les délégations assemblées.

— J’ai toujours une bien meilleure vue des choses que certains autres, Ô Suprême, dit-il, oubliant de parler en vers.

— Ça ne doit pas être très difficile, ajouta Shimrra, presque en aparté.

Un rire gêné parcourut l’assistance réunie dans le grand hall. Nom Anor, toujours perturbé par son interrogatoire, sentit toute l’anxiété et la terreur qui se tapissaient derrière la réaction de ses compatriotes. Le Seigneur Suprême allait-il choisir une autre victime à humilier ?

Shimrra se tourna vers ses sujets.

— La leçon qu’il faut tirer de tout ceci est très simple, dit-il. Que chacun suive mon exemple. Ne laissez jamais votre animal de compagnie, votre familier, à un poste de confiance.

Les délégués marmonnèrent en chœur leur acquiescement. Nom Anor ne pouvait cependant pas s’empêcher de penser que cet Onimi était suffisamment digne de confiance pour être autorisé à assister à des débats où d’importantes décisions pouvaient être prises. Si Onimi était un espion, sa position serait idéale pour communiquer des informations vitales à ses maîtres secrets. Mais si Onimi était vraiment un espion, Shimrra, grâce à la puissance de son esprit, capable de voir à travers les âmes, s’en serait certainement aperçu, non ? Vergere, elle aussi, n’aurait-elle pas dû être découverte ?

— Grand Prêtre, dit Shimrra, tournant la tête vers Jakan. Toutes mes excuses pour avoir retardé le cours de cette discussion essentielle. Je souhaitais obtenir l’attention de tout le monde. Je t’en prie, abordons le sujet de l’hérésie.

Afin de procéder à la présentation dans les meilleures conditions, Jakan se leva et sa robe de cérémonie balaya le sol. Sa fille, la prêtresse Elan, avait adopté la traîtresse Vergere comme animal de compagnie. Elle avait trouvé la mort lors d’une mission visant à assassiner un Jedi. La perte de sa fille avait renforcé l’orthodoxie religieuse de Jakan, et le drame l’avait convaincu de sa détermination à appliquer la volonté des dieux.

— Je dois, moi aussi, vous parler d’un problème d’infiltration, dit-il.

Il marqua une pause appuyée, tourna la tête de droite à gauche afin de bien observer chacune des délégations. Lorsque le regard du prêtre croisa le sien, Nom Anor sentit une décharge de terreur lui parcourir le corps. Le Grand Prêtre était-il sur le point d’accuser quelqu’un ?

— Mais il ne s’agit pas d’espionnage, reprit enfin Jakan. Non, il s’agit plutôt de dangereuses idées qui commencent à se répandre. Les prêtres, même ceux des régions les plus reculées comme Dubrillion, nous ont signalé que se tenaient des rencontres clandestines au sein des ordres les plus inférieurs. Des rencontres qui se prétendent cérémonies religieuses. Des réunions qui se tiennent dans des quartiers privés ou bien en pleine campagne. Des rencontres au cours desquelles notre propre Voie de la Vérité est reniée, au cours desquelles des concepts hérétiques sont transmis au peuple.

A nouveau, le prêtre marqua une pause solennelle pour insister sur la gravité de ses propos. Shimrra rompit le silence :

— L’hérésie n’a rien de nouveau. Pourquoi est-ce que cela a soudain de l’importance ? Qui sont ces gens qui participent à ces cérémonies ?

— Les Humiliés ! lança Jakan dans un sifflement féroce, comme si les mots eux-mêmes avaient quelque chose d’obscène. Les Humiliés et les ouvriers. Justement, ce sont des castes qui requièrent la supervision la plus stricte en matière de croyances. On raconte que certaines fois… (Sa voix se transforma en chuchotement dramatique.)… les ouvriers et les Humiliés participent à ces cérémonies ensemble.

L’œil unique de Nom Anor fut irrésistiblement attiré vers Onimi l’Humilié, condamné par les dieux parce que son corps avait rejeté les implants. Pour une fois, Onimi paraissait enclin à conserver le silence, mais sa silhouette dégingandée, à moitié allongée sur les marches, évoquait tout de même l’insolence. Sa lèvre supérieure était toujours retroussée sur son unique croc jaunâtre.

— Et quelle est donc la nature de ces cérémonies hérétiques ? demanda Shimrra.

— Ils vénèrent les Jeedai, dit Jakan. (Un murmure surpris autant qu’outré parcourut la foule.) Le pouvoir des Jeedai remet en question les faveurs que les dieux accordent aux Yuuzhan Vong. Ils pensent que Yun-Harla et Yun-Yammka sont sur un pied d’égalité avec Jacen et Jaina Solo. Et certains hérétiques, ici-même, à Yuuzhan’tar, ont commencé à vénérer au cours des dernières semaines un être qu’ils appellent Ganner. Ganner, bien entendu, est ce Jeedai qui a donné sa vie lors des affrontements du puits monde.

Shimrra se caressa le menton.

— D’où viennent ces hérésies qui contaminent les ordres inférieurs ?

— Il est probable que l’infestation a démarré avec les esclaves de la Nouvelle République qui travaillent aux côtés des ouvriers et des Humiliés, expliqua Jakan. Des esclaves qui admirent les Jeedai et leur philosophie. (Le prêtre serra le poing et l’agita devant lui.) Pour l’heure, ces hérétiques ne sont pas organisés, ils n’ont pas de vrai chef et leur doctrine est un enchevêtrement d’idées contradictoires. Il faut les arrêter dès maintenant, leur couper l’herbe sous le pied avant qu’ils ne se transforment en une puissance qui pourrait nous affaiblir de l’intérieur !

Encore une fois, le prêtre s’accorda un dramatique moment de silence. Il se tourna ensuite vers Shimrra et s’inclina.

— Ainsi se conclut mon rapport, Ô Suprême.

Nom Anor entendit son supérieur, Yoog Skell, pousser un soupir, mais il ne parvint pas à en déterminer la signification. La démangeaison prenait à présent des proportions effarantes et rongeait ses chairs.

— As-tu une recommandation spécifique à nous faire à propos de cette crise ? s’enquit le Seigneur Suprême. Tuons tous les hérétiques, je veux bien, mais ça manque un peu de détails, non ?

Jakan s’inclina respectueusement.

— Ô Suprême, ma recommandation serait la ségrégation absolue des esclaves. Séparons-les de nos sujets pour empêcher la propagation de leurs idées insidieuses. Sacrifions les hérétiques en public. Récompensons ceux qui renoncent à cette idéologie et acceptent de rentrer dans le droit chemin.

Yoog Skell soupira de nouveau, de façon plus prononcée, presque exaspérée.

— Ô Suprême, dit-il. Je ne suis certes pas partisan de l’hérésie, mais j’implore qu’on utilise des méthodes moins drastiques. Nous sommes engagés dans une guerre qui pourrait durer encore pendant des klekkets, voire plus longtemps. Le travail combiné des ouvriers, des Humiliés et des esclaves est nécessaire à l’avancée de nos objectifs. Nous avons des campements à installer, des aliments à cultiver dans des écosystèmes à moitié ravagés, des vaisseaux et des armes à faire pousser et à récolter. Quant à Yuuzhan’tar, il nous faut encore transformer ce monde artificiel, empoisonné par les machines, en une réplique parfaite de notre paradis ancestral.

Jakan se pencha vers Yoog Skell.

— Notre paradis ne sera jamais parfait si l’hérésie le contamine.

— Le Grand Prêtre a tout à fait raison, dit Yoog Skell. Mais lancer une inquisition parmi nos ouvriers causerait une trop grande distraction. La ségrégation entre les ouvriers et les esclaves est impossible à l’heure qu’il est. Tous participent à un travail vital. Aller parmi eux, distribuer des récompenses pour les obliger à se retourner les uns contre les autres ? Vous imaginez la pagaille ? Imaginez que des ouvriers se mettent à accuser leurs superviseurs pour en être débarrassés ! Imaginez le temps qu’il nous faudra pour trier les vraies accusations des fausses !

— C’est une tâche qui incombe aux prêtres, dit Jakan. Vos gens devraient se charger de surveiller ce qui se passe dans leurs rangs.

— Certes, mais imaginons qu’un ouvrier accuse un guerrier ? Un laborantin ? Voire un des prêtres loyaux ?

Nom Anor comprit que, subrepticement, Yoog Skell venait de signaler aux laborantins et aux guerriers que le projet de Jakan mettait autant leur caste en péril que les ouvriers, classe inférieure dont personne ne se préoccupait.

Yoog Skell reprit la parole.

— De plus, qui se soucie de ce que pensent les Humiliés ? Les dieux les détestent, de toute façon. Et qui est responsable du glissement soudain des ouvriers vers l’hérésie ? Les prêtres n’auraient-ils pas failli à leur tâche, justement ?

Jakan, le visage bouffi par la colère, s’apprêtait à formuler une réponse furieuse lorsque Shimrra leva une main pour exiger le silence. Tous les regards se tournèrent respectueusement vers lui. Tous les regards, sauf celui de Nom Anor, qui ne parvenait plus à se concentrer sur quoi que ce soit à cause de ses démangeaisons. La brûlure était en train de se propager. Elle avait à présent atteint son dos.

— Les dieux m’ont installé sur ce trône pour être leur instrument, dit Shimrra. Et je suis d’accord avec le Grand Prêtre sur le fait qu’il ne faut pas tolérer l’hérésie.

Un lueur de satisfaction illumina soudain le regard de Jakan. Elle s’estompa immédiatement, à l’écoute des paroles suivantes du Seigneur Suprême.

— Mais le Haut Préfet a souligné un point important. En temps de guerre, il est déraisonnable de désorganiser ses forces. Je ne veux pas qu’on sème le trouble au sein de la classe ouvrière, ses représentants sont peu éduqués et certains ont adhéré à ces croyances sans en connaître la dangereuse nature. Donc… (Il se tourna vers le Grand Prêtre.) Prêtre Jakan, j’exige que les prêtres informent le peuple des dangers de cette hérésie. Dites au peuple de ma part, de la part de leur Seigneur Suprême, que les Jeedai ne sont pas des incarnations des dieux. Dites-lui que de telles croyances ne sont pas fondées et qu’elles sont interdites. Les ouvriers qui respectent leurs supérieurs sauront alors qu’il est préférable d’éviter à l’avenir toute infestation idéologique.

— Et… ? demanda le prêtre en s’inclinant. Et si les ouvriers persistent à demeurer dans l’erreur ?

— Alors, tu pourras exécuter tous les hérétiques qui se trouveront en travers de ta route, tu pourras même le faire en public, si tu veux, dit Shimrra. Mais je ne souhaite pas qu’on procède à une enquête de grande échelle au sein de la masse ouvrière. Je ne veux pas non plus qu’on distribue des récompenses aux délateurs. Lorsque nous aurons gagné cette guerre… (Il hocha la tête vers Jakan.)… alors, nous pourrons nous consacrer plus sérieusement à la question. Pour l’heure, je veux que les Yuuzhan Vong se concentrent sur leurs ennemis, je veux qu’ils cessent de se soupçonner entre eux.

Le visage de Jakan était décomposé. Mais le Grand Prêtre s’inclina et acquiesça de façon servile.

— Il en sera comme vous le souhaitez, Ô Suprême.

— Tu peux retourner à ta place, Grand Prêtre Jakan.

Avec dignité, le prêtre regagna son pupitre. Derrière lui, Onimi poussa un petit rire dédaigneux tout en se grattant.

Nom Anor bouillonna de colère en observant la silhouette difforme se gratter. Comme il aurait aimé pouvoir glisser ses doigts dans sa botte !

Une expression agréable s’afficha sur le visage de Shimrra.

— Ah oui… L’Humilié me rappelle que je devais demander aux laborantins des nouvelles de leurs progrès. Comment se passe la transformation de Yuuzhan’tar en monde habitable ?

— Ô Suprême, dit Ch’Gang Hool. Tout se passe bien.

— La nouvelle est plaisante, enchaîna Shimrra. Pouvons-nous demander au Maître si ses équipes ont rencontré le moindre problème ?

Une expression de prudence assombrit soudainement le visage du maître laborantin.

— Les difficultés sont inévitables, Ô Suprême, répondit-il avec un empressement soudain. Nous évoluons dans un environnement étranger que nous avons en partie détruit. Certaines formes de vie locales – microscopiques, pour la plupart – se montrent très résistantes. Il est possible que certains d’entre vous aient fait l’expérience de… d’un petit désagrément… résultant d’une infestation fongique. Nous essayons de… heu…

— Et en quoi consiste ce petit désagrément ? demanda le Seigneur Suprême d’une voix toute douce.

Ch’Gang Hool hésita.

— Heu… Des démangeaisons, Ô Suprême… Des démangeaisons persistantes.

Nom Anor faillit exploser à la seule évocation du mot démangeaison. La rage parut se propager dans tout son corps et envenimer son sang.

Ch’Gang Hool poussa une sorte de grognement qui devait sans aucun doute se vouloir rassurant.

— Ce n’est qu’une simple irritation, Ô Suprême. Rien qui ne soit insurmontable pour tous les membres des hautes castes, parvenus à leur statut de dignitaire honorable par leur maîtrise d’eux-mêmes et leur discipline.

— Et il va sans dire que tu es toi-même un honorable et discipliné dignitaire d’une haute caste, c’est cela ? le reprit Shimrra.

Ch’Gang Hool se leva, impérial dans sa robe de cérémonie.

— J’ai accédé à cette distinction, c’est exact, Ô Suprême.

Shimrra bondit brusquement sur ses pieds, écrasant ses poings serrés sur les accoudoirs de son trône.

— Alors pourquoi t’ai-je vu te gratter subrepticement pendant toute cette réunion ? hurla-t-il à s’en faire exploser les poumons.

Ch’Gang Hool se raidit. Dans le silence pesant, Onimi se leva à son tour et, dans un tourbillon de lambeaux d’uniformes, se gratta avec délectation. Puis, sans rien dire, il se rassit en souriant.

Le Seigneur Suprême tendit vers le maître laborantin un des longs implants griffus qui lui servaient de doigts.

— La construction de notre nouveau monde est sabotée. Tu crois que je ne suis pas au courant de cette peste qui s’est propagée au sein de la population de cette planète ? Même moi, je me suis retrouvé contaminé, quelques heures à peine après avoir posé le pied à Yuuzhan’tar !

Nom Anor, comprenant la situation, sentit la colère monter en lui. Cela n’avait rien à voir avec la torture de ses démangeaisons. La seule et unique raison de cette guerre était de recréer la perfection de la planète originelle des Yuuzhan Vong. Quelle catastrophe ce serait si cette reconstruction échouait !

— Ô Suprême, dit Ch’Gang Hool, la reconstitution d’un écosystème dans son intégralité est un exercice délicat. Même si la réussite est à portée de main, il se peut que cela prenne plus de temps que ce que nous avions estimé…

Shimrra laissa échapper un rire méprisant.

— Il n’y a pas que les fongosités, c’est cela, maître laborantin ? Crois-tu que je ne sache rien à propos des grashals prévus à l’origine comme baraquements pour nos ouvriers et qui se sont décomposés du jour au lendemain en une masse de protéines indiscernables ? Ou bien encore, cette récolte de villips, contaminée par je ne sais quelle bête locale et dont les pousses sont incapables de transmettre autre chose que les cris d’accouplement de l’animal en question ? Et cette réserve de gelée blorash qui a tenté de dévorer les laborantins qui la manipulaient, hein ?

— Ô Suprême, je… (Ch’Gang Hool essaya à nouveau de protester, mais ses épaules s’affaissèrent sous le coup de la défaite.) Je… J’admets mon erreur, dit-il.

— A mort ! cria quelqu’un aux oreilles de Nom Anor.

Le Seigneur Suprême laissa exploser sa rage.

— La construction du monde sera dorénavant prise en charge par des mains plus compétentes que les tiennes. (Il se tourna vers un groupe de guerriers qui se tenaient juste derrière Tsavong Lah.) Commandeur ! Subalternes ! Emmenez cette parodie de maître laborantin hors de cette salle. Exécutez-le dès que vous serez hors de vue ! Faites-lui payer son incompétence !

La voie du destin
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